Rose April était une jeune fille anglaise sans histoire. Fille unique de parents tout ce qu'il y avait de plus commun, elle allait au lycée comme toute fille de son âge et menait une petite vie tranquille et banale. Elle était le stéréotype de la demoiselle modèle : sage et studieuse, elle faisait la fierté de ses parents sans toutefois s'attirer la jalousie des autres, car elle était douce et généreuse.
Mais on sait bien qu'après le calme vient la tempête -ou est ce l'inverse ? Qu'importe.
Rose, selon sa routine, emmenait son chien en balade tous les soirs, avant que le soleil ne se couche. Elle suivait toujours le même chemin, remontant l'allée principale de sa résidence pour atteindre le parc, puis revenait un quart d'heure plus tard en faisant la même route en sens inverse. Si connaître son itinéraire par coeur la rassurait, elle n'avait pas conscience du danger que représentait son manège, facilement décelable et exploitable par n'importe quelle personne mal intentionnée. Comme le docteur Harry Jones, par exemple.

Jones avait été un scientifique de renom, il y a de cela quelques années. Grand biologiste, il avait contribué à de formidables avancées en génétique, et la communauté des intellectuels le respectait beaucoup. Mais il y avait eu cette tragédie et... il avait tout simplement perdu la boule.
Bien sûr, Rose n'avait jamais entendu parler de cet homme avant de le voir pour la première fois, en cette froide soirée d'hiver. Le parc était désert car il avait plu pendant la journée et le sol était boueux à souhait. Rose marchait prudemment avec Paddington, son vieil épagneul, quand elle était tombée nez à nez avec Harry Jones. Elle s'était sentie immédiatement mal à l'aise en voyant son regard empreint de folie et d'adoration posé sur elle, mais sa bonne éducation et sa trop grande politesse l'avaient incitée à ne pas fuir devant lui, au risque de blesser ce monsieur qui était peut-être très gentil. Elle lui avait demandé avec douceur s'il était perdu -car il semblait l'être- mais il n'avait pas répondu et sorti quelque chose de sa poche. Elle avait pris peur et voulu reculer, mais il avait alors posé un chiffon sur son nez et elle s'était sentie tout à coup très fatiguée, comme incapable de rester éveillée plus longtemps...

Quand le chien était rentré seul à la maison, Mr & Mrs April avaient immédiatement entrepris de retrouver Rose. Mais il n'y avait aucune trace d'elle, et tous les avis de recherche, spots télévisés et grandes battues dans la forêt avoisinante ne donnèrent rien. L'affaire traina quelques années, puis fut discrètement classée par la police municipale. Les parents de la jeune fille restèrent les seuls à y croire encore quand tout le monde s'accordait à dire que Rose était probablement morte depuis longtemps.
Mais Rose était bien vivante. Enfermée dans le sous-sol de Harry Jones depuis son enlèvement trois ans auparavant, elle était faible et maladive, mais bien vivante. Elle n'était pas malheureuse, car Jones s'occupait bien, même très bien d'elle : il la choyait, lui offrait tout ce qu'elle voulait et était très affectueux avec elle. A le regarder, il ne semblait être rien d'autre qu'un père qui aimait désespérement sa fille.
Mais justement, c'était exactement ce que Jones pensait être. Quand Lily était morte cinq ans plus tôt, il avait été totalement dévasté, anéanti. Il avait tout abandonné, sa brillante carrière de biologiste, ses amis, ses parents, et s'était enfermé dans son chagrin et sa folie. Puis, un de ces soirs où il trainait dans les rues, l'air perdu, il l'avait vue. Cette jeune fille avec son chien, cette demoiselle qui ressemblait tellement à Lily... tellement...
Il l'avait suivi discrètement plusieurs soirs de suite, la contemplant, vibrant d'un amour si puissant qu'il se sentait revivre. Sa Lily... sa fille chérie que la maladie avait ravie... elle était là, quelque peu différente, mais bien là, promenant un chien si naturellement, comme si rien n'avait eu lieu, comme si elle n'était jamais morte...
Jones s'était enfermé dans cette idée, attendant fébrilement toute la journée que Rose sorte promener son chien, et un jour il eut l'idée de la ramener avec lui. Il voulait la regarder tout le jour et toute la nuit, qu'elle lui parle, lui dise qu'elle l'aimait, qu'elle lui dise "Papa" encore une fois...
Oh, au début cela n'avait pas été facile. La jeune fille s'était débattue, avait beaucoup pleuré, avait demandé à rentrer chez elle. Elle avait peur de lui et de sa colère, car Harry la disputait parfois, la frappant sans le vouloir. Il devenait furieux chaque fois qu'elle lui criait qu'elle ne s'appelait pas Lily Jones mais Rose April, chaque fois qu'elle lui disait qu'il n'était pas son père et qu'elle ne l'appelerait pas Papa. Puis, il avait commencé à faire quelques expériences sur elle, l'arrangeant pour qu'elle ressemble davantage à Lily, et cela avait été beaucoup mieux. Les deux jeunes filles se ressemblaient comme des jumelles, il en avait parfois les larmes aux yeux tant il était fier de sa réussite. Et puis, il avait eu l'idée des films.
Quand Rose était devenue un peu plus calme, il avait installé une télévision dans sa chambre. Elle ne captait aucune chaine, mais elle était accompagnée d'un lecteur de DVD et d'une dizaine de CDs sur lesquels étaient marqués au feutre noir indélébile des choses comme "Théâtre de Lily", "Anniversaire des 15 ans de Lily" ou encore "Remise des diplômes de Lily". Mais il y en avait aussi d'autres, des CDs dont le titre était écrit par une main féminine, d'une écriture toute en boucles. Ils portaient des noms comme "Journal vidéo 1- Privé !", "Journal vidéo 32- Ne pas regarder !", et il y en avait au moins une cinquantaine. Rose avait d'abord refusé de les regarder puis, l'ennui et la curiosité faisant, elle avait fini par les visionner. Si les films faits par Harry Jones retraçaient chaque évènement de la vie de sa fille depuis sa naissance, ceux faits par Lily Jones elle-même étaient bien plus personnels, comme un vrai journal intime. C'était toute la vie de cette fille que Rose regardait, ses bonheurs, ses envies, ses chagrins, ses amours, ses rêves. Il lui semblait qu'elle la connaissait par coeur et qu'elle savait tout d'elle, ses pensées les plus profondes comme ses secrets les plus intimes. Lily lui ressemblait énormément, mais elle était tellement mieux qu'elle, si belle, si intelligente, si drôle ! Au fil des films, Rose s'était pris de sympathie pour cette jeune fille, elle l'admirait, la trouvait fascinante. Puis peu à peu, sans s'en rendre compte, elle en était tombée amoureuse. Après plusieurs mois de visionnage, alors que son amour pour cette fille était devenu une véritable obsession, elle arriva à la dernière cassette. Elle portait un nom court, mais terriblement explicite : "Funérailles". Rose resta inconsolable pendant des jours, refusant de manger, et son désespoir avait tout anéanti en elle. Elle pleura pendant des semaines, regardant encore et encore les films de Lily, et Jones pleura avec elle.
Dès lors, elle s'était mise à l'appeler Papa, et répondit au prénom de Lily comme s'il avait toujours été le sien. Et pour elle, c'était effectivement le cas.

Jones et la nouvelle Lily vécurent heureux pendant quelques temps. La jeune fille n'avait toujours pas le droit de quitter son sous-sol, mais elle s'en fichait. Elle regardait les films de la femme qu'elle aimait d'un amour littérallement fusionnel et s'entrainait à marcher comme elle, à parler comme elle, à faire les mêmes mimiques et les mêmes gestes. Ce n'était pas bien difficile, elle la connaissait si bien, et puis elle avait son visage. En quelques semaines, elle l'avait entièrement absorbée en elle et était devenue une Lily parfaite : son rôle était si profondément ancré en elle qu'elle le vivait comme sa véritable identité. Aussi, quand un beau jour des policiers entrèrent dans sa chambre, ce ne fut pas Rose April qu'ils y trouvèrent, mais un fantôme de Lily Jones. La jeune fille refusa de les suivre, clâmant qu'elle ne voulait pas qu'on fasse de mal à son père, mais ils l'emportèrent tout de même. Même si les tests ADN n'avaient pas révélé sa véritable identité, Harry Jones aurait tout de même fini sa vie derrière les barreaux pour avoir séquestré une jeune fille ; quand il s'avéra qu'il l'avait kidnappée et qu'il avait de plus pratiqué des expériences sur elle, la justice ne fut pas clémente. Il écoppa de la prison à perpétuité, et toutes les vidéos furent gardées comme pièce à conviction.
C'est ce point précis qui déclencha le plus le désespoir de la jeune fille. L'idée que toute la vie de Lily, tout ce qui restait d'elle, fusse gardé dans des casiers pour être finalement recouverts de poussière la rendait hystérique. C'était comme tuer la femme qu'elle aimait une deuxième fois.
Le soir même, la jeune fille se suicida. Ce n'était non pas Rose April, qui avait disparu depuis déjà de longs mois, mais bien Lily Jones qui mourut ce soir là.
Une nouvelle fois.

Lily est ce genre de demoiselle qui ne peut pas passer inaperçue, et cela n'est pas seulement dû à ses grandes oreilles de renard qui lui sont poussées à son arrivée à Wonderland. Elle possède d'immenses cheveux blonds et épais qui lui tombent jusqu'à mi-cuisses et qu'elle attache le plus souvent en deux couettes réellement impressionantes. Ses yeux sont vert d'eau, aussi translucides et liquides qu'une aquarelle, et sa peau est blanche comme l'est celle des gens du nord. C'est peut-être parce que Lily parait si fragile à première vue, assez petite et frêle, qu'elle s'affirme autant : toujours parée de dizaines de breloques, que ce soit aux bras, au cou ou dans les cheveux, elle aime les vêtements, surtout les robes, et s'amuse à choisir sa tenue les yeux fermés pour créer des assemblages étrangement ravissants. Mais si son physique semble celui d'une jeune gamine insouciante, son visage en est le parfait démenti : toujours sérieuse, elle respire la maturité, voire même parfois la tristesse nostalgique de ces personnes qui ont beaucoup vécu. Son visage est peut-être le seul témoin de son âge véritable, créant un étrange décalage avec sa tenue excentrique et sa physionomie d'adolescente.

Lily respire la mort, et il ne vous faudra pas beaucoup de temps pour vous en apercevoir. La jeune fille qu'elle était, Rose April, est étouffée par la personnalité envahissante de Lily Jones qui n'est autre que celle d'une morte. Inconsciemment, Rose s'acharne à garder Lily en vie, quitte à sacrifier sa propre existence. Aussi, Lily joue constamment un rôle, un rôle qui lui colle à la peau, et même si ses talents d'imitatrice sont indéniables, la jeune fille n'est jamais vraiment elle. Aussi, vous aurez peut-être l'impression qu'elle vous ment en permanence, qu'elle cache des choses ou qu'elle est très hypocrite, mais la demoiselle ne pense pas à mal car elle a un bon fond. Lily est très lunatique, s'investissant parfois à 100 % dans son illusion et brillant par sa bonne humeur et son énergie intarissable, puis devenant soudainement renfermée et effacée quand la réalité lui revient de plein fouet. Car si Lily a fait un choix de vie étrange, ce n'est pas pour autant qu'elle est idiote. Elle est parfois consciente que ses actes ne ramèneront pas Lily à la vie, raison pour laquelle elle a d'ailleurs gardé son propre nom de famille, mais l'ombre de cette fille est si profondément gravée en elle qu'elle ne parvient pas à s'en détacher. Au fond, Lily est une jeune femme désespérée qui aurait cruellement besoin de l'aide de quelqu'un, quelqu'un qui la sauverait de ce fantôme envahissant. Ainsi, elle est très tendre et recherche de l'affection partout autour d'elle, n'attendant qu'une main à saisir.
Peut-être serais-ce la vôtre ?